Hélas ! l'euro est sauvé parce qu'il n'était pas menacé.
Guy Sorman:
Les gouvernements en Europe se félicitent les uns les autres d'avoir sauvé l'euro, l'eurozone, l'Europe. Mais ni l'euro ni l'eurozone, et encore moins l’Union européenne, ne furent jamais menacés de disparaitre ni par suite d’un défaut de paiement de la Grèce ni en raison des erreurs de gestion de ces banques qui prêtèrent à la Grèce. La crise qui ne fut jamais que locale et technique, la Grèce et ses créditeurs, a été transformée en une crise majeure, systémique comme on dit, par ceux qui avaient un avantage direct et personnel à en amplifier les enjeux.
Les Grecs, tout d'abord : il leur fallait démontrer que la faillite de l'Etat grec - à ne pas confondre avec la nation grecque - détruirait l'Europe entière, de manière à obtenir de ne pas rembourser la totalité de leurs dettes : ce qu'ils ont obtenu puisque cette dette a été divisée par deux et que cette banqueroute de fait, acceptée de mauvaise grâce par les banques créditrices, va autoriser les Grecs à s'endetter de nouveau, à des taux désormais supportables, sans avoir procédé aux privatisations massives qui avaient, au départ, été exigées d'eux. En répétant Krysis, Krysis, les dirigeants grecs ont réitéré leur performance rodée depuis deux siècles : laisser croire que les Européens ont une dette historique envers la Grèce et que le destin de l'Europe gravite autour de la Grèce. On les applaudit.
Dans une moindre mesure, le gouvernement italien a réussi la même prouesse : ne rien changer tout en obtenant des garanties de survie financière. L'Europe, il est vrai, a une dette historique envers Rome, plus facile à prouver qu'envers les Hellènes sans oublier le Guépard de Lampedusa "Tout changer pour que rien ne change". Seule Angela Merkel aura eu le courage de nier l'ampleur de cette pseudo crise, et de rappeler aux banques que dès l'instant où elles avaient pauvrement géré leurs crédits, eh bien qu'elles en encaissent les pertes. Elle aura d'ailleurs obtenu satisfaction puisque les banques en question au bout du compte, seront les principales victimes de leur propre impéritie.
Mais c'est en France que la crise aura été la plus gonflée par les médias, le gouvernement et les banques qui chez nous font partie du système du pouvoir. En criant Au loup et en tuant le loup en question, Nicolas Sarkozy apparaît, provisoirement sans doute, comme celui qui a sauvé l'euro et l'Europe. Et comme les Français n'aiment pas trop ni l'euro, ni l'Europe, les anti-européens hurlaient aussi à la crise avec l'espoir qu'elle serait finale. Hélas ! l'euro est sauvé parce qu'il n'était pas menacé. Notre monnaie, rappelons-le, n'est plus gérée par nos gouvernements - par bonheur - mais par une Banque centrale indépendante qui ne s'est jamais laissée influencer par les appels à dévaloriser l’euro ni à verser dans l’inflation pour alléger la dette. En conséquence de cette gestion exemplaire - puisque tout développement économique dépend, à long terme, de la fiabilité de la monnaie - la valeur internationale de l'euro, mesurée en dollar ou en Yen ou en Yuan, a remarquablement peu varié depuis un an.
Si, véritablement, l'euro avait été en crise et l'eurozone menacée d'implosion, les épargnants en Europe, aux Etats-Unis, en Chine ou au Japon auraient cessé d'en acheter et de souscrire des Bons du Trésor libellés en euros pour des taux à long terme, de l'ordre de 3% pour la France ou l'Allemagne. En même temps que l'on nous chantait que l'euro était en crise, sous la pression des marchés, les mêmes marchés plébiscitaient l'euro par leurs acquisitions.
Et cette crise de l'euro à aucun moment, ne pouvait menacer ni l'eurozone ni l'Europe parce que la plupart des échanges économiques en Europe sont libellés en euros et que nous échangeons d'abord entre nous. La boursouflure de la crise aura été, outre le goût des médias pour les drames et des gouvernements en quête de démons à terrasser, aggravée par l'ignorance de ce données économiques de base.
À quoi on ajoutera, pour l'avoir observé de première main, l'attitude ambiguë des commentateurs et acteurs financiers aux Etats-Unis. Ceux-ci n'ont jamais aimé l'euro puisque, par définition, il concurrence le dollar : les savants américains nous ont donc expliqué que l'euro ne pouvait pas survivre en l’absence d'un gouvernement économique central et d'une fiscalité unique. Mais les Etats-Unis n'ont pas non plus de fiscalité unique : celle-ci varie énormément d'un Etat à l'autre et la viabilité du dollar est avant tout déterminée par l'indépendance de la Banque fédérale, de même que celle de l'euro l'est par la Banque européenne à Francfort.
Le drame ou plutôt l'annonce du drame ayant été écartée, il est temps d'en revenir à l'essentiel qui n'est pas la monnaie mais la croissance dont la monnaie n'est qu'un rouage. La crise évitée nous aura enseigné que la stagnation économique en Europe n'est pas déterminée par la valeur de la monnaie mais par le degré d'innovation des entreprises : le taux de croissance allemand, supérieur aux autres Européens et son taux de chômage moindre sont (à peu près) indifférents au cours de l'euro mais tributaires de la qualité des entreprises, de leur capacité ou non de répondre à la demande mondiale. La croissance lente en Espagne ou au Portugal, et le chômage considérable dans ces pays (et en France aussi) ne doivent rien à une quelconque crise de l'euro mais tout à une réglementation excessive du marché du travail, voire à un manque de spécialisation des entreprises.
Cette crise de l'euro, qui n'en est pas une, aura - par inadvertance - favorisé un nouveau consensus économique en Europe : les déficits publics sont toujours néfastes et vouloir stimuler une économie par la dépense publique est toujours une erreur. La crise non crise aura donc été des plus utiles en faisant progresser la pensée économique commune : le travail et l'innovation sont les seuls moteurs du développement à condition que la monnaie soit gérée de manière prévisible et indépendante et que les Etats laissent les entrepreneurs travailler. Quant aux emprunteurs maladroits ou malhonnêtes et aux prêteurs intempérants, laissons-les payer pour leurs erreurs, ce qui incitera à ne pas les réitérer. Ou pas tout de suite.
Mark Twain, découvrant dans un journal l'annonce de son décès, avait envoyé à cette publication le commentaire suivant : "L'annonce de ma mort est tout à fait prématurée". Ceci vaut aussi pour l'euro et l'Europe.